Côte d'Ivoire : Le temps des faiseurs d'image

©Jeune Afrique / L'intelligent N°2065 - Du 8 au 14 Août 2000

A l'approche du scrutin présidentiel, dont le premier tour doit normalement se tenir le 17 septembre, les "communicateurs" internationaux affluent à Abidjan.

Dimanche 23 Juillet. Nathatlie Mercier, directeur conseil chez Euro-RSCG Corporate, à Paris, débarque à l'aéroport international Félix-Houphouet-Boigny d'Abidjan. Elle est accompagnée d'un caméraman, Alain Cerni, et du frère de ce dernier, Paul, qui est preneur de son. Tous trois viennent en Côte d'Ivoire dans le cadre d'un contrat de communication passé avec Alassane Dramane Ouattara, candidat du Rassemblement des républicains (RDR, libéral) à la présidentielle prévue pour le 17 septembre. Accueillis à leur descente d'avion par Soro, un ancien garde du corps de Ouattara, du temps où ce dernier était Premier ministre, ils se dirigent vers le salon d'honneur. Une fois passé le portique d'entrée, ils sont interpellés par des soldats et emmenés vers une antenne locale de la Direction de surveillance du territoire (DST, le service de contre-espionnage). Sur place, ils sont méticuleusement fouillés, délestés de leurs téléphones portables. Dans leurs bagages, la police découvre des affiches et des vidéos de campagne, des tee-shirts à l'effigie de leur client et un listing comportant les numéros de téléphone des journalistes français couvrant l'actualité africaine. Deux heures plus tard, ils sont transférés au camp militaire de Koumassi, un quartier populaire d'Abidjan, où Soro est contraint de se dévêtir avant d'être mis en cellule.

Les trois Français subissent un interrogatoire serré. Les questions portent, notamment, sur les motifs de leur visite et sur la nature de leurs relations avec le candidat du RDR. Une coupure de presse tirée d'un journal local évoquant une possible agitation au sein de la communauté musulmane, et un "Que sais-je ?" de Xavier Raufer sur Le crime organisé semblent intriguer les militaires qui en concluent que les employés d'Euro-RSCG Corporate, pourtant connue pour être l'une des plus grandes agences mondiales de conseil en communication, sont des… mercenaires. Ils sont, en conséquence, soumis à un simulacre d'exécution, séparés, avant d'être poussés dans des cellules individuelles. "Nos amis, qui s'inquiétaient de ne pas nous voir à l'hôtel, ont alerté l'ambassade de France qui a pris contact avec les services de sécurité, raconte Nathalie Mercier. On leur a répondu que nous avions déjà regagné l'hôtel, ce qui, bien évidemment, était faux." Ils passeront la nuit au camp militaire avant d'être conduits , le lendemain, vers le Haut Commandement de la gendarmerie nationale, où ils seront de nouveau interrogés, cette fois par le colonel Georges Déon, premier responsable des lieux. Nathalie Mercier sera libérée le lundi 24 juillet vers 11 heures et reconduite sous bonne garde à son hôtel. Soupçonnés d'appartenir à "la mafia corse" à cause de leur patronyme, ses compagnons d'infortune ne seront relâchés que beaucoup plus tard.

Tous les conseils de Ouattara ne connaissent heureusement pas le même sort. Pratiquement au même moment où les agents d'Euro-RSCG Corporate étaient appréhendés, Linda Beck, un professeur américain de Columbia University, à New York, passait au travers des mailles du dispositif policier dressé à l'aéroport d'Abidjan. Sa mission en Côte d'Ivoire, en cette veille de référendum constitutionnel ? Réaliser un sondage "sortie des urnes" pour le compte de LTL Strategies, le cabinet de conseil américain du même Ouattara.

Dirigée par un journaliste et expert en communication sénégalais, René Lake, et par son épouse africaine-américaine, Hillary Thomas-Lake, spécialiste en développement et en politique internationale, LTL Strategies aligne, parmi sa clientèle, la Fondation Ford, le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), l'université Georgetown, à Washington, Citigroup ainsi que le portail internet www.africa.com . Contacté par Ouattara, courant 1999, pour l'assister dans le montage d'un vieux projet de création d'un institut international pour l'Afrique (financé en grande partie par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international), LTL Strategies aide également l'homme politique ivoirien à pénétrer les milieux politiques et d'affaires américains. Depuis un an, ce cabinet, considéré comme l'un des plus dynamiques de la capitale fédérale, a mis son carnet d'adresses et son savoir-faire au service de son client. Ce dernier a ainsi pu rencontrer l'avocat noir - et grand ami du couple présidentiel américain - Vernon Jordan, le premier responsable de l'Afrique de l'Ouest au département d'Etat, Howard Jeter. Mais aussi C. Payne Lucas, le patron d'Africare, la plus importante ONG noire américaine opérant en Afrique, Sharron Pratt Kelly, ancien maire de Washington, Susan Berresford, présidente de la Fondation Ford, Franklin Thomas, patron de Citicorp/Citibank et de Pepsi-Cola, ainsi que plusieurs membres influents du Black Caucus, un organisme qui regroupe tous les élus noirs.

A l'approche du scrutin présidentiel, dont le premier tour doit normalement se tenir le 17 septembre (et un éventuel second tour, le 8 octobre), les "communicateurs" internationaux déferlent sur la Côte d'Ivoire. Les candidats, déclarés ou non, sont assaillis de propositions alléchantes, de recettes clés en mains. Les uns recommandent une " prise en charge exclusive ", les autres, un " contrat ponctuel " qui porterait, par exemple, soit sur l'image, soit sur le choix des thèmes de campagne. D'autres encore privilégient les affiches, les tee-shirts, les vidéos ou la création de sites Internet.

Si certains candidats ont vite fait de succomber, comme Ouattara ou l'ancien président Henri Konan Bédié, qui a déjà fait part de son intention d'être sur la ligne de départ, d'autres, comme Laurent Gbagbo, du Front populaire ivoirien -FPI, socialiste-, préfèrent confier leur image à des militants ou à des amis "évoluant dans le milieu de la communication" en France ou aux Etats-Unis. La solution présente l'avantage d'être (beaucoup) moins coûteuse.

Le Français Claude Marti, directeur de l'agence de communication éponyme, milite ouvertement pour une candidature du général Robert Guei, qui devait annoncer sa décision début août. "Depuis 1958, année où je me suis rendu pour la première fois en Côte d'Ivoire, je n'ai cessé d'aimer ce pays, indique-t-il dans une note adressée à Jeune Afrique/L'intelligent, le 21 juillet dernier. Dès le 11 janvier 2000, et sans que personne n'ait sollicité ma venue, je me suis précipité en Côte d'Ivoire pour m'informer et comprendre. Je reviens aujourd'hui à Paris, après un troisième séjour, avec la conviction que le général Guei a épargné à son pays l'anarchie et qu'il n'a pas encore terminé son travail."

L'argumentaire du publicitaire, qui a conseillé, entre autres, l'ancien Premier ministre socialiste français Michel Rocard, le président camerounais Paul Biya et l'ancien président du Niger Mahamane Ousmane, tient en trois points. Primo : Robert Guei, qui n'est plus statutairement un officier d'active, a sauvé son pays de la catastrophe. Secundo : il serait légitime qu'il soumette son bilan au verdict populaire. Tertio : sa candidature permettrait à l'élection de " sortir du cadre bipolaire Laurent Gbagbo/Alassane Ouattara " et son action à la tête de l'Etat permettrait à la Côte d'Ivoire de "s'affranchir des intérêts de tel ou tel clan, et de la soumission pure et simple aux intérêts économiques internationaux".

Pour les besoins de sa mission, Claude Marti a obtenu du général Guei, le 15 juillet, un mandat en bonne et due forme (voir fac-similé). Extrait : "Je reste convaincu que vous rendriez un grand service à notre pays ainsi qu'à ses habitants en expliquant et en commentant aux responsables politiques, aux journalistes et aux leaders d'opinion français les raisons profondes de nos actions, le bien-fondé de nos décisions et les objectifs ambitieux que nous nous imposons d'atteindre." Si les candidats reconnaissent avoir signé avec tel ou tel cabinet international, ils rechignent à divulguer le contenu des contrats et, surtout, la contrepartie financière qui en découle pour eux. René Lake, de LTL Strategies, explique que son cabinet est lié à Ouattara par un acte de "deux ans renouvelable", mais refuse de divulguer le montant de la transaction. Selon nos informations, celui-ci tournerait autour de 100 000 dollars par an. Même discrétion chez Euro-RSCG Corporate qui, dans un passé récent, a conseillé l'ancien président sénégalais Abdou Diouf. Selon une source qui réclame l'anonymat, l'agence parisienne serait liée à Ouattara par un "contrat non exclusif" qui implique des activités de conseil en matière d'image, d'affiches, de photos, de vidéos. "Euro-RSCG s'est également engagée à aider notre parti à faire campagne", indique-t-on dans le proche entourage de l'intéressé. La même source précise : "Ce type d'opération coûte normalement plusieurs millions de francs français, mais, grâce à l'intervention de certains de nos amis, le montant a été revu à la baisse." En tout cas, le "dossier Ouattara" est géré personnellement par Stéphane Fouks, le PDG d'Euro-RSCG Corporate, qui fait partie du groupe Havas Advertising ; dont Jacques Séguéla (le célèbre créateur de la " Force tranquille " de François Mitterand) est le vice-président…

Claude Marti, lui, jure la main sur le coeur qu'aucune " allégeance, aucun contrat, aucun lien financier " ne l'attachent à Robert Guei. Seules "sa confiance et ma certitude que, sans lui aux commandes, la sécurité et la paix sont menacées" le pousseraient à intervenir. Un bénévolat pour le moins exceptionnel dans ce métier…